La femme qui fuit (TNM)
La femme qui fuit (TNM)
D.I., Delinkan Intellectuel, revue d'actualité et de culture, in Societas Criticus Vol. 26-04 : www.societascriticus.com
D'après un texte d’Anaïs Barbeau-Lavalette
Adaptation théâtrale : Sarah Berthiaume
Mise en scène : Alexia Bürger
Production : Théâtre du Nouveau Monde
Argument
Où est Suzanne ? Elle est partie. Elle est la femme qui fuit. La femme qui abandonne ses deux jeunes enfants. En 1952. Comment est-ce possible ?
Qui est Suzanne ? Elle est peintre et poète. Elle est proche du groupe des automatistes qui, à travers son manifeste collectif Refus global, déboulonne les entraves à la liberté et ouvre la porte à la modernité au Québec en 1948.
Sa petite-fille, Anaïs, cherche aujourd’hui à comprendre qui était cette femme-mystère avide de liberté. Elle enquête, tire les fils du parcours de vie de sa grand-mère depuis l’enfance. Elle la cherche, la poursuit sans relâche.
Qu’est devenue Suzanne Meloche après sa séparation avec son mari, Marcel Barbeau, et l’abandon de Manon, trois ans, de François, un an ?
Les hommes qui ont traversé sa vie, les villes qu’elle a habitées, son engagement auprès du mouvement des droits civiques aux États-Unis, sa solitude, son désespoir, ses délires… Anaïs apprend à connaitre cette grand-mère qui n’a pas voulu faire sa connaissance.
Anaïs n’est pas seule dans sa quête. Elle est entourée sur scène d’un groupe de personnes qui font corps avec elle. C’est ensemble que le chœur reconstitue l’histoire de Suzanne, entre l’intime et le collectif. — Danielle Laurin
La femme qui fuit est une œuvre de fiction. La mise en situation des personnages et des évènements est purement imaginaire.
Distribution
DAVID ALBERT-TOTH
ALEX BERGERON
LUCINDA DAVIS
CATHERINE DE LÉAN, Narratrice
ÉVELINE GÉLINAS, Suzanne
JUSTINE GRÉGOIRE (en alternance), Suzanne enfant
MARIE-FRANCE LAMBERT, Suzanne
LOUISE LAPRADE, Suzanne
AGATHE LEDOUX (en alternance), Suzanne enfant
JEAN-MOÏSE MARTIN
PARFAITE SÉGOLÈNE MOUSSOUANGA
OLIVIA PALACCI
DANIEL PARENT
MAXIME-OLIVIER POTVIN
JACQUES POULIN-DENIS
ANNA SANCHEZ
ANNE THÉRIAULT
ZOÉ TREMBLAY-BIANCO, Suzanne
FABRICE YVANOFF SÉNAT
Commentaires de Michel Handfield, M.Sc. sociologie (2024-09-22)
La femme qui fuit peut être lue de plusieurs façons. D’abord, la quête de la mère/grand-mère absente pour Anaïs Barbeau-Lavalette (1) et sa mère, Manon Barbeau (2). Qui était-elle vraiment? Pourquoi cette fuite. Une histoire de famille !
Mais, il y a aussi tout un contexte autour de cette histoire. Quelle était la place des femmes dans les années 1950? C’est donc à cette plongée psychohistorique que nous convie cette pièce.
Enfin, pour les plus politiques, comme moi, on voit l’effet du pouvoir autocratique, même dans une démocratie, car, entre les élections, le Pouvoir peut être dictatorial. Et, Maurice Duplessis (3), avec ses alliés religieux les plus réactionnaires, a vu à la destruction non seulement idéologique, mais économique, des signataires du Refus global (4) qui s’opposaient au Pouvoir cléricopolitique de l’époque. Du jour au lendemain ils ont perdu leur travail à l’École du meuble (5) ou dans d’autres institutions de la province du Québec contrôlé par le régime duplessiste et l’Église catholique. C’était l’époque de la Grande Noirceur. (6)
Ils figuraient sur la liste noire de l’Union nationale (7) et de l’Église catholique, qui exerçaient un pouvoir considérable au Québec. Ils étaient maintenant comme des parias condamnés aux petits boulots ou à l’exil pour survivre, car les portes des grandes institutions leur étaient en partie toutes fermées, sauf peut-être quelques institutions qui tenaient tête à ce gouvernement bien appuyé par l’Église. (8) On brisait ainsi les forts en tête et les intellectuels qui osaient s’opposer aux Pouvoirs en place. Mais, on brisait aussi des ménages et des familles.
C’est une triste histoire, mais instructive, surtout à notre époque, où la popularité des populistes augmente. Quelle est leur première cible? La même que Duplessis visait : les intellectuels qui remettaient en cause les explications trop simplistes de ces dirigeants autocratiques qui savaient très bien s’allier à la religion pour manipuler le peuple. On peut d’ailleurs voir des parallèles entre le duplessisme et le trumpisme dans cette pièce, car, pour ces réactionnaires, on est libre seulement si on entre dans le rang de leur pensée religiopolitique. Ce qui n’y entre pas est tabou ou interdit. Sous Duplessis, nombreux étaient d’ailleurs les interdits moraux, tout comme ils reviennent sous le trumpisme.
Mais, le pire, c’est qu’une partie de la gauche mime maintenant cette droite réactionnaire, créant de nouveaux interdits et devenant de plus en plus contrôlante elle aussi. À ceux qui critiquent le « wokisme » de gauche, je dirais qu’il est plutôt un calque et une réponse au « wokisme » de droite.
Pour revenir à Suzanne Meloche (9), elle souffre doublement. D’abord, de ce climat délétère, mais ensuite de cette relégation de la femme en arrière-plan. Quand elle prend une toile pour exprimer son trop-plein et sa révolte, Marcel Barbeau (10) la brise en effaçant sa peinture, car les toiles sont rares et il se les réserve. C’est l’homme, c’est le peintre et, faute du travail à l’École du meuble, le couple n’a plus les moyens de ses ambitions artistiques ! L’Église et l’Union nationale ont sévèrement et durablement puni leur participation à ce manifeste revendicatif qu’est le Refus global.
On sent venir la fin du couple, Barbeau partant à l’extérieur pour de longues périodes et Suzanne rongeant son frein, seule avec les enfants. Elle en viendra à tout quitte pour vivre sa révolte.
Tristement, le centre qui cherchait un certain équilibre entre les différentes valeurs, libertés et responsabilités à la sortie de la Grande Noirceur disparait lentement lui aussi. S’il savait naviguer entre progressisme et conservatisme, cette position est de plus en plus jugée comme plate, non décisionnelle, voire incompétente, face aux populistes qui offrent des solutions miracles, tranchantes et radicales, même si elles ne sont que des idées qui passent rarement la rampe de l’analyse scientifique. Mais, qu'en ont-ils à faire de la science les populistes?
Maintenant, le centre se radicalise lui aussi vers l’extrême centre, moins porté sur les compromis. Il devient plus radical sur certaines valeurs au point de manquer de souplesse où l’on en aurait pourtant bien besoin. Au « thèse-antithèse-synthèse » de Karl Marx, on oublie maintenant la synthèse pour en venir aux coups entre les tenants de thèses opposées. Le dialogue et le compromis, pour trouver une voie de passage pour la majorité, disparaissent pour notre plus grand désespoir au point que « Jagmeet Singh semblait « vouloir se battre » avec Pierre Poilievre » il y a quelques jours à peine à la Chambre des communes. (11)
Pour tout dire de l’ambiance belliqueuse actuelle, le fondateur du Parti communiste semble moins radical que les chefs de partis politiques canadiens ou états-uniens actuels, particulièrement les populistes. On n’a qu’à penser à un certain Donald Trump, par exemple ! Il est vrai que Karl Marx était un intellectuel issu de la bourgeoise et non un populiste mal dégrossi. C’est bien pour dire…
Notes
1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Anaïs_Barbeau-Lavalette
2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Manon_Barbeau
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Maurice_Duplessis
4. https://fr.wikipedia.org/wiki/Refus_global
5. https://fr.wikipedia.org/wiki/Éole_du_meuble_de_Montréal
6. https://fr.wikipedia.org/wiki/Grande_Noirceur
7. https://fr.wikipedia.org/wiki/Union_nationale_(Québec)
8. On peut penser ici à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval et à son doyen, le père Georges-Henri Lévesque :
- https://www.expo-virtuelle.fss.ulaval.ca/decole-faculte/maurice-duplessis-et-la-faculte.html
- https://fr.wikipedia.org/wiki/Georges-Henri_Lévesque
9. https://fr.wikipedia.org/wiki/Suzanne_Meloche
10. https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Barbeau
11. Mélanie Marquis et Joël-Denis Bellavance, Prise de bec à la Chambre des communes. Jagmeet Singh semblait « vouloir se battre » avec Pierre Poilievre, La Presse, 19 septembre 2024 : https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2024-09-19/prise-de-bec-a-la-chambre-des-communes/jagmeet-singh-semblait-vouloir-se-battre-avec-pierre-poilievre.php