Ấm (Théâtre)
Ấm (Théâtre)
D.I., Delinkan Intellectuel, revue d'actualité et de culture, in Societas Criticus Vol. 27-04 : www.societascriticus.com
Du 9 septembre au 8 octobre 2025
1 h 20, sans entracte
De Kim Thúy
Mise en scène Lorraine Pintal
Production Théâtre du Nouveau Monde
Résumé officiel
L’amour, une frontière à la fois ✹ Ấm est un mot vietnamien qui désigne la chaleur, tandis qu'en français, son homonyme évoque l'âme. Cette alliance du charnel et du spirituel est le cœur même du premier texte pour la scène de Kim Thúy. Elle nous invite avec sa souriante sincérité à partager son regard attentif sur l’intimité au quotidien. ✹ Une femme et un homme se rencontrent et l’autrice nous fait découvrir cet amour comme elle nous offrirait d’observer l’éclosion d’une fleur. Or la relation entre Jacques et Ành est insaisissable comme l’eau d’une source, d’un fleuve, ou de la mer : tout devient fluide entre la Vietnamienne et le Québécois, l’artiste et l’homme d’affaires. Et au milieu d’eux se déploie la présence troublante d’un enfant différent, Noé, son fils à elle, un être d’autant plus attachant qu’il est enfermé en lui-même, mais dont la seule présence crée parfois une tension sourde. Est-ce lui qui les séparera ou, au contraire, les unira?
Lorraine Pintal, qui a eu l’idée d’approcher Kim Thúy pour que sa parole puisse enfin résonner au TNM, signe la mise en scène. Elle a fait appel à des interprètes d’une grande puissance d’évocation :
Ành : Cynthia Wu‑Maheux
Jacques : Jean‑Philippe Perras
Noé : Jimmy Trieu Phong Chung, artiste de danse contemporaine
— Paul Lefebvre
Commentaires de Michel Handfield, M.Sc. sociologie (2025-09-20)
Moi, j'écoute beaucoup le texte. Il est très signifiant pour notre époque.
On est ici dans le récit multidisciplinaire, mêlant conte, théâtre et danse. J’ai bien aimé cette histoire qu’on nous raconte et de la façon dont on le fait. C’était intime et touchant malgré la grandeur de la salle.
En deux mots, c’est une pièce poétique humaniste. Des êtres différents se rencontrent, s’aiment, se transforment et créent une (nouvelle) cellule familiale. Je me sentais proche des protagonistes. Ce pourrait être mes voisins qui me parlent de leur histoire, car j’habite dans un quartier multiculturel.
On peut en tirer des leçons, car on apprend toujours des expériences des autres et eux peuvent aussi en apprendre de nous. C’est un échange. Ils ne peuvent venir nous coloniser, comme si leur culture était supérieure à la nôtre, tout comme nous ne pouvons les effacer pour en faire des imitations de nous-mêmes. L’intégration ne veut pas dire la désintégration des origines, mais bien un ajout culturel à celles-ci.
Normalement, l’humain est un être social confronté à des différences et des oppositions. Le dialogue fait donc partie de son coffre d’outils. La pièce est d’ailleurs traversée de dialogues entre Ành et Jacques. Quant à Noé, être différent, il communique par la danse notamment. Mais il communique, ce qu’on voit de moins en moins dans la société, l’individualisme prenant souvent le dessus sur les relations sociales et communes.
Pour combien de temps encore le dialogue sera-t-il un outil de désamorçage?
Dans la cellule familiale aussi, l’on voit diminuer le dialogue et monter une certaine forme d’individualisme, voire d’extrémisme parfois. Cela peut prendre diverses formes, allant du simple texto mettant fin à une relation de couple ou familiale (« Je te quitte, ne cherche pas à me retrouver ») au suicide ou, dans le pire des cas, au familicide.
De la solidarité à l’atomisation : l’autre n’existe plus !
On semble de moins en moins dans une société solidaire, mais de plus en plus atomisée (en sous-groupes), voire individualisée, où l’humain est trop souvent replié sur lui-même dans le pire des cas.
Chacun est dans sa bulle et de plus en plus indifférent aux autres, même dans l’espace public. Si l’on se rencontre en personne, c’est souvent dans des groupes confidentiels, comme la famille ou des rencontres privées.
Dans l’espace public, on parle de moins en moins à nos voisins, mais davantage à nos contacts sur les réseaux sociaux. Nous avons atteint un stade critique de division sociale, au point où nous ne percevons plus nécessairement la personne assise à côté de nous dans le métro, l’autobus ou la salle de sport comme notre semblable. En fait, l’autre n’existe plus. N’existe alors que nos proches (famille immédiate) et nos groupes d’appartenance, souvent restreints ou virtuels.
Combien de fois vois-je des gens marcher sur le trottoir tout en étant ailleurs, sur leur cellulaire, par exemple? Je ne sais plus combien de fois je dis « on regarde en avant » à des gens qui foncent sur moi les yeux rivés sur leur écran, car ils ne sont plus dans la société, mais bien dans la réalité virtuelle. C’est leur « nouveau monde » ! Imaginez lorsque ça arrive en véhicule automobile…
Des adolescents peuvent aller jusqu’à s’entretuer sans jamais s’être parlé, uniquement parce qu’ils sont dans des groupes opposés; pour ou contre des opinions publiées sur les réseaux sociaux; d’un autre secteur ou d’une autre école. Les prétextes aux conflits sont multiples.
La « cancel culture » prend alors le dessus sur le dialogue et le débat. Cela peut aller jusqu’à tuer ceux avec qui on est en désaccord. On est loin des débats contradictoires qui existaient dans la formation scolaire d’autrefois, chacun tenant à sa vérité.
Cette pièce nous ramène à l’essentiel
L’humain est un être social et il doit dialoguer. Tout devrait donc passer par le dialogue et le respect des différences. Comme l’a écrit Genevievre Nootens :
« La moralité libérale comporte un tel engagement envers le respect de la divergence des conceptions religieuses, philosophiques, et métaphysiques, conceptions qui, de pair avec les principes et valeurs politiques, donnent un sens à la vie des individus. Seul un tel engagement peut fonder la valeur morale du pluralisme. En effet, toute défense du pluralisme et du désaccord raisonnable implique minimalement de défendre l'idée que l'adhésion aux valeurs morales passe nécessairement par l'intériorité individuelle, et que la coercition est inutile en ce domaine. Toute minimale qu'elle soit, cette exigence implique une contrainte épistémique relativement forte: le respect du pluralisme et du désaccord raisonnable exige que les doctrines dites « raisonnables » soient conciliables avec le pluralisme, c’est-à-dire que les tenants de ces doctrines doivent accepter qu’il est raisonnable pour les autres de nier la véracité de leurs convictions. En retour, cette exigence n’a de sens que si elle provient d’un engagement à l’endroit de la croyance en l’égale liberté de conscience. » (1)
Bref, c’est le « vivre et laisser vivre », comme l’on dit souvent. Ou l’on ignore tout simplement certaines choses ou l’on peut s’en parler. Et, en se parlant de nos différences peut naitre la compréhension, l’acceptation, voire même la création d’un (nouveau) point d’équilibre. Mais, c’est impossible à faire sur les réseaux sociaux, où chacun est orienté vers des groupes qui lui ressemblent, créant ainsi des chambres d’écho (d’isolement) par rapport à la réalité et aux autres, ce qui favorise la radicalisation idéologique, incluant le radicalisme religieux. On en voit d’ailleurs les conséquences avec certains conflits où l’on cherche à détruire l’autre au nom de ses croyances, comme si celles-ci prenaient le dessus sur la réalité et empêchaient de s’entraider entre humains au risque de l’autodestruction.
Cet intégrisme, qu’il soit linguistique, ethnoculturel ou religieux, pour ne nommer que ceux-là, ne peut que faire peur. Bien qu’il fasse partie du groupe, l’autre ne réussit jamais à s’intégrer complètement. On pourrait même l’exclure, allant jusqu’à l’envoyer ailleurs (déportation) ou l’éliminer (génocides) s’il ne veut pas.
Après une longue période de libéralisme, ce retour au conservatisme, au fondamentalisme et à l’intégrisme – qu’ils soient ethniques, culturels ou religieux - fait peur. C’est comme si l’horreur pouvait toujours revenir au sortir d’un tournant politique. On voit le spectre de ce radicalisme apparaitre au sud de nos frontières et ailleurs dans le monde. Ành en est consciente. Je l’ai senti dans cette pièce de théâtre.
Note
1. Genevievre Nootens, Moralité fondamentale et normes subjectives : la justification d’un cadre moral commun dans une société libérale, in Luc Vigneault et Bjarne Melkevik (sous la direction de), 2006, Droits démocratiques et identités, PUL : Administration et droit, Collection Dikè, 160 pages, p. 34 pour cette citation.